La France préside l’Union Européenne pour 6 mois, et la défense européenne fait partie des grandes priorités du gouvernement, bien que le sujet soit moins évoqué dans les médias. Emmanuel Macron se pose en fer de lance d’une Europe ‘forte’ et unie, mais en pratique il s’agit surtout de favoriser les intérêts stratégiques et industriels français. Loin des préoccupations actuelles des citoyens…
Par Laëtitia Sédou – chargée de projets au Réseau européen contre le commerce des armes, Tony Fortin – chercheur à l’Observatoire des armements, et Karina Knight Spencer – présidente de Stop Fuelling War
Depuis le 1er janvier la France préside l’Union européenne pour six mois.
La défense européenne fait partie des grandes priorités du gouvernement pour cette présidence. L’exécutif a notamment imposé à ses ‘partenaires’ que les discussions sur le projet de Boussole stratégique aboutissent en mars 2022 précisément. Or ce texte propose une évolution majeure vers une future Union de la défense en définissant une vision stratégique commune à 27. Un tel document devrait donc découler de négociations sereines, non sous la pression d’un calendrier imposé pour des raisons de politique interne. Derrière le discours pro-européen, ne s’agit-il pas de faire prévaloir des intérêts nationaux, voire partisans, où pour le dire plus crûment, d’utiliser l’UE comme faire-valoir et source de subsides pour la puissance militaire française ?
L’exemple le plus frappant est celui du Fonds européen de la défense (FED)1, pour lequel la France a promu ses intérêts bien compris dès sa conception.
On retrouve des Français ‘bien placés’ au sein de la Commission européenne dès les prémisses de ce Fonds, tels Michel Barnier ou Fabrice Comptour, conseillers ‘défense’ auprès de ses initiateurs (Jean-Claude Juncker et Elżbieta Bieńkowska), ainsi qu’aux niveaux intermédiaires du département responsable. Le commissaire actuellement en charge de l’industrie spatiale et militaire n’est autre que le Français Thierry Breton, ancien ministre proche d’Emmanuel Macron, à la tête d’un super-portefeuille Marché intérieur, industrie et espace imposé par la France. Sa nomination en 2019 avait soulevé des critiques en matière de risques de conflit d’intérêts, en tant qu’ancien PDG D’ATOS.
Résultat, la France est aujourd’hui et de loin le premier bénéficiaire des programmes pilotes du Fonds de la défense : elle participe à 149 projets et son industrie militaire rafle 26% du budget alloué rendu public, bien loin devant les trois autres puissances militaires de l’Union (Italie, Espagne et Allemagne reçoivent de 13 à 10% du budget). On comprend mieux la pression de Paris pour maintenir le budget du Fonds à son niveau initial de €13 milliards lors des négociations budgétaires en 20202… Le FED couvre tout le spectre de l’armement (missiles, véhicules terrestres, drones…), mais certaines tendances se dessinent : il donne notamment la part belle aux projets de recherche en matière de surveillance par satellite (comme Nemos ou Padic), un prérequis pour surveiller et investir davantage les mers ; il soutient la recherche sur les drones navals anti-mine, dont Naval Group et Thales sont les promoteurs, ou encore la version marine du futur drone Patroller proposé par Safran…
Au-delà des retombées industrielles, incluant à plus long terme de ‘booster’ les exportations d’armes, de tels projets de recherche et développement servent également les intérêts géopolitiques de la France, l’une des puissances disposant de la plus grande surface maritime du fait de ses possessions coloniales.
Des innovations telles que celles mentionnées précédemment représenteraient des gains précieux pour les futures capacités militaires françaises, par exemple pour la construction prévue de 20 navires équipés de drones maritimes dans un contexte de militarisation de l’océan Indien, sur fond d’exploitation du gaz offshore3 et de volonté de contrôle du trafic maritime.
Le soutien de l’UE à cette stratégie régionale française n’est pas seulement capacitaire mais aussi politique, notamment via des missions militaires européennes telles qu’Atalante4 dans le Golfe d’Aden, où la France et Total entretiennent également des intérêts énergétiques, ou plus récemment au Mozambique sous la direction du Portugal et de la France. Une nouvelle “présence maritime coordonnée” européenne devrait également être établie dans la région indo-pacifique en 2022, zone qui intéresse particulièrement la France alors que plusieurs pays préféreraient que l’Europe se concentre sur son voisinage. Ces chantiers européens risquent d’aggraver la guerre au Mozambique et en Tanzanie ainsi que la déstabilisation de Madagascar, sur fond d’exploitation d’hydrocarbures.
Il est à craindre que ces exemples d’intérêts franco-français poussés au niveau européen ne soient que la partie visible de l’iceberg, tant la politique de défense européenne échappe à la transparence et au débat démocratique : le Parlement européen n’a qu’un rôle consultatif sur les missions extérieures de l’UE par exemple, et n’intervient même pas dans les discussions sur la future Boussole stratégique. Même le Fonds européen de la défense, pourtant financé par le budget communautaire, échappe en grande partie au contrôle parlementaire habituel ; une dérogation votée par une majorité d’eurodéputés dans un processus décisionnel largement dominé par des élus… français. Les implications concrètes des projets militaires européens devraient être sérieusement débattues, et les citoyens consultés sur la militarisation croissante d’une Union pourtant initialement fondée sur la paix.
1 Le FED, incluant ses programmes pilotes, consacre €8,5 milliards sur une décennie (2017-2027) à la R&D industrielle pour le développement de systèmes d’armement de pointe.
2Lorsque la Finlande, assurant la présidence de l’UE, a proposé de réduire le FED à 6 milliards, Florence Parly a fait pression pour le maintien du budget à 13 milliards : “il faut plus, c’est pourquoi la France, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie ont écrit à la Haute Représentante et aux autres ministres de la défense de l’UE: nous avons besoin d’un FED ambitieux, et aujourd’hui plus que jamais.”
3Total a annoncé la signature de nouveaux contrats au Mozambique, Afrique du Sud, Namibie, et Kenya
4Ou ‘EUNAVFOR Somalia’ dans le jargon de l’UE